Chronique 441ème
La maîtresse d’Antonin Artaud me fait le tarot de Marseille
Publié le 20 novembre 2020
Texte de Pierre Harel
Nous étions donc à Paris, Pop’s Lulu et moi, en mission de reconnaissance d’une semaine avant de revenir à Montréal dans notre repaire de la rue de Bleury, et de raconter aux amis et collègues les impressions récoltées au cours de ce voyage d’éclaireurs en vue d’un déménagement d’Offenbach en France pour une période indéterminée. Notre intensité légendaire et les racines, purement canadiennes-françaises de notre Rock, anti-moumounes, anti-intellos, anti-téteux, quoique très apprécié des régionaux du Québec, nous avaient exclu du milieu culturel de l’époque, plutôt francophile yéyé, d’une part, et rock’n’roll anglo-américain, d’autre part. Bref ! Nous n’avions plus de contrat en vue et nous étions revenus au même point que lors de mon arrivée dans le groupe au printemps 1971.
Quoiqu’il en soit, ça faisait déjà trois jours que nous y étions et pour me faire oublier l’esclandre de la veille sur le plateau de tournage de Sweet Movie, Evelyne me proposa d’aller rendre visite à l’une de ses amies, la maîtresse, âgée de 87 ans, du défunt poète Antonin Artaud, vivant encore au 4e étage d’un immeuble vétuste tout près du Bateau-Lavoir*, sur la Butte Montmartre, afin qu’elle me fasse le Tarot de Marseille et me révèle mon avenir.
Avant de poursuivre ce récit je vous invite à consulter les liens dont les adresses apparaissent ici (en rouge), le premier, traçant un portrait d’Antonin Artaud poète et prophète, plongé sa vie durant dans la misère d’être et d’exister, ne pouvant vivre autrement que de sa folie dans une société sans amour et sans vérité. Le second, concernant aussi Antonin Artaud, dont je vous souligne ici la compréhension des désastres sociaux-culturels imputables aux épidémies mortelles récurrentes, en l’occurrence celle de la peste de 1720, dont je vous fais remarquer la correspondance avec l’actuelle pandémie du virus de la Covid-19, quant aux bouleversements sociaux imposés par ces deux infections d’époques et de sources différentes : l’une induite d’un bacille, l’autre d’un virus.
J’arrivai donc en taxi devant l’immeuble bicentenaire situé à deux pas de ce Bateau-Lavoir mythique où vivait encore, depuis la fin du siècle passé, cette charmante vieille dame entourée d’une myriade de souvenirs dans des boites cordées très haut le long des murs, toiles de maîtres accrochées de-ci de-là dans des espaces libres, photos d’amis et d’amants célèbres d’autrefois, esquisses fusains et photos d’elle, très belle, dans sa jeunesse, poèmes calligraphiés et encadrés de poètes célèbres, grandes photographies et posters d’Antonin Artaud. Voilà qu’il me revient aujourd’hui cette belle chanson assez récente de Francis Cabrel qui aurait pu avoir été écrite pour elle, par Guillaume Apollinaire, il y a cent ans :
Elle a dû faire toutes les guerres
Pour être si forte aujourd’hui
Elle a dû faire toutes les guerres
De la vie
Et l’amour aussi
Elle me fait asseoir à sa table de cuisine, à l’autre bout d’un logis construit comme ceux que nous avons au Québec, long corridor d’entrée avec une ou deux chambres ouvrant sur un seul côté, sans le fameux salon double, et tout au fond, donnant sur la cour en contre-bas, une grande cuisine-à-tout-faire où s’entassaient d’innombrables souvenirs amoncelés en tas sur des tables hétéroclites. Elle me demande si j’ai déjeuné, puisqu’il est environ 13 heures, et m’offre une tisane chaude, ne buvant plus de café depuis longtemps, me dit-elle, déposant sur la table une assiette de gâteaux sucrés qu’elle avait fait le matin même, et un petit bol de chocolat fumant, le tout à ma discrétion me dit-elle.
Soudain, un énorme chat gris-fauve saute sur la table devant moi et me regarde effrontément alors qu’elle me dit que c’est Jules, qu’il adore les petits gâteaux sucrés trempés dans le chocolat, et que je devrais lui en donner de petites bouchées pour en faire mon ami.
Tout en déballant les cartes d’un jeu de Tarot soigneusement enveloppé dans un tissu blanc jauni par le temps, elle m’apprend, d’une traite, que ce jeu appartenait à sa grand-mère, puis à sa mère, et que son Jules a un très mauvais caractère n’aimant habituellement pas les étrangers, et qu’il avait déjà attaqué sournoisement quelques goujats particulièrement détestables qui s’étaient rapidement enfuis de chez-elle épouvantés.
Un homme averti en vaut deux, dit-on, et me sachant détestable à mes heures, je regardai fixement le gros chat dans les yeux en défaisant l’un des petits gâteaux pour lui en donner une bouchée, tous sens exacerbés, tous muscles vibrants, guettant le moindre infime signal annonçant que l’énorme matou était sur le point de me sauter au visage, visualisant en boucle ce qu’il me faudrait faire à la vitesse de l’éclair pour l’empoigner au cou de la main droite, bondir sur place sans renverser la table, et le lancer d’un même mouvement dans la cour par la fenêtre ouverte. Aussi soudainement qu’il était apparu, Jules sauta en bas de la table et sorti de la cuisine par la fenêtre sans demander son reste.
Admirant des draps blancs se tordre doucement sur une corde à linge au vent doux de la Butte, j’écoutais, calmé, la belle cartomancienne me raconter ce que les cartes de son ancestral Tarot de Marseille lui disaient de moi et de mon avenir. Elle me dit, entre autres choses, que je lui faisais penser à Antonin Artaud, son grand amour, que comme lui je passerais tel une comète incandescente sous le ciel de Paris puisque je n’y étais pas pour longtemps et que j’y laisserais une trace lumineuse dont l’éclat grandirait avec le passage du temps.
Bouleversé, je remerciai la voyante sur le pas de sa porte alors qu’elle prenait mes deux mains dans les siennes en murmurant que son amie Evelyne avait déjà payé pour la consultation, et qu’elle regrettait sa jeunesse me trouvant très beau, et que si je n’y prenais garde, le vent terrible qui emporte les poètes de feu m’emporterait moi aussi comme il en avait emporté tant d’autres.
Mes salutations à tous.
*Bateau-Lavoir : Complexe d’ateliers et de résidences d’artistes où sont passés les plus grands peintres, sculpteurs et poètes de la fin du 19e jusqu’à la mi-vingtième siècle, devenu aujourd’hui un lieu de pèlerinage artistique.
BANNIÈRE: DANIEL MARSOLAIS
WEBMESTRE: STEVEN HENRY
RÉDAC’CHEF : MURIEL MASSÉ
ÉDITEUR: GÉO GIGUÈRE
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