Analyse de l’album Luck and Strange
Sorti le 6 septembre 2024
Publié le 16 septembre 2024
Note 8.5/10
Par André Thivierge
Luck and Strange
Est-ce nécessaire de décrire qui est David Gilmour? Celui que Rolling Stone a classé 6e parmi les meilleurs guitaristes rock de tous les temps en 2018 est bien sûr d’abord associé au groupe rock progressif, Pink Floyd dont il a été membre sur tous les albums depuis 1968, excepté le premier avec Syd Barrett. Gilmour, qui a laissé son style incomparable et une contribution significative sur les plus grands albums du groupe est même devenu le leader de celui-ci après le départ du bassiste Roger Waters en 1987, produisant ses trois derniers albums avant sa dissolution.
N’étant pas reconnu comme un auteur-compositeur prolifique, Gilmour n’a offert à son public que 5 albums solo depuis 1978, et on remarque un écart de neuf ans entre Rattle That Lock (2015) et Luck and Strange, sorti le 6 septembre dernier. Depuis 1994, c’est son épouse, l’auteure Polly Samson qui a écrit les paroles des chansons des deux derniers albums de Pink Floyd et de ses trois plus récents ouvrages solos.
À 78 ans, plusieurs pensaient que David Gilmour avait décidé de prendre sa retraite après la fin de la tournée de son album précédent en 2015. Ce n’était pas le cas, affirmant en entrevue avec Rolling Stone qu’à son âge, cela lui prend plus de temps pour recharger ses batteries, sans compter que la pandémie a ralenti son processus créatif. C’est d’ailleurs cette période sombre de l’humanité qui lui a inspiré les thèmes de son nouvel album, dont l’immortalité et la mélancolie reliée au temps qui passe.
Un nouveau producteur
On remarque sur la pochette de l’album la présence du jeune producteur Charlie Andrew, dont le CV compte les rockeurs indépendants Alt-J, Wolf Alice et Marika Hackman. S’attaquant à Gilmour sans connaissance préalable, et donc sans réelle crainte, il apporte une nouvelle approche au son de l’album. « Il est venu et a écouté une ou deux démos », a déclaré Gilmour. Il s’est dit : « Pourquoi faut-il qu’il y ait un solo de guitare à cet endroit ? Et est-ce qu’ils s’effacent tous ? Certains d’entre eux ne peuvent-ils pas simplement s’arrêter ? Il fait preuve d’une méconnaissance et d’un manque de respect extraordinaires à l’égard de mon passé ».
Est-ce qu’Andrew a orienté Gilmour vers des paysages sonores plus modernes ? Sans aucun doute, oui. Il apporte une immédiateté au son de Gilmour, une concision même sur les chansons les plus longues, et même une certaine intimité, qui conviennent toutes à ces nouvelles chansons.
Mais est-ce une bonne chose ? David Gilmour a affirmé dans des interviews que c’est la meilleure chose qu’il ait faite depuis The Dark Side Of The Moon, ce qui est une affirmation puissante. Il a peut-être en partie raison : outre la cohérence de l’album – contrairement à The Wall et The Final Cut, il n’y a pas de mauvaises chansons. Et la puissance émotionnelle, c’est un disque où deux personnes se parlent ; il y a une inventivité qui est nouvelle ici. Il y a, des clins d’œil au passé : l’âge ne peut pas flétrir et l’infinie brillance du jeu de guitare de Gilmour ne peut pas s’affadir.
Et pour mieux appuyer le patriache presque octogénaire, c’est presque toute la famille Gilmour qui l’appuie et ça s’entend sur l’album. Non seulement c’est sa conjointe Polly Samson qui signe les textes de Luck and Strange mais aussi sa fille Romany qui fait une apparition remarquée sur au moins deux chansons aux voix et à la harpe, son fils Charlie qui co-signe une des pièces et son fils Gabriel qui participe aux voix.
David et Romany Gilmour
Du pur Gilmour
Malgré ce changement d’orientation, on a droit à du pur David Gilmour avec ses nombreuses qualités et quelques faiblesses dont caractérisent son style musical unique et qui a fait la renommée des plus belles années floydiesques.
Luck And Strange débute sur un mode familier, avec un lent inimitable solo ouvrant la courte intro instrumentale Black Cat, qui nous emmène au blues tranquille de la chanson titre. Construit à partir d’un jam de 2007 (également présenté ici sans coupure et sans fioritures en tant que morceau bonus de 14 minutes qui rappelle la section centrale de Dogs de Pink Floyd – Animals – 1978), avec notamment le regretté Rick Wright (décédé en 2008) à l’orgue Hammond et au piano électrique. On peut voir ci-dessous une émouvante vidéo qui amalgame des images de Wright et du jam de 2007 à celles tournées en 2024.
Gilmour s’est appuyé sur l’enregistrement pour créer la chanson finale, déclarant qu’elle « a commencé à développer une profondeur que j’avais oubliée. Le jeu qu’on y trouve est indubitablement celui de Richard ».
C’est une chanson puissante, imprégnée de nostalgie autobiographique, d’une époque d’après-guerre où selon l’auteure, le lait était gratuit pour les écoliers et où les adolescents s’inspiraient des « maîtres de la six cordes d’un univers en expansion ». Comme dans de nombreux textes de Polly Samson sur l’album, il y a des références inquiétantes aux ténèbres qui s’approchent.
On y entend pour la première fois la voix de Gilmour, un peu éraillée mais s’adaptant parfaitement bien au style blues de la chanson. Et bien sûr, il y a ce solo de guitare reconnaissable entre tous!
Musicalement, au fur et à mesure que le disque progresse, nous entrons dans un territoire sonore entièrement nouveau pour Gilmour. Tout aussi agréables sont les effets de guitare de plus en plus appuyés qui commencent à colorer l’album. Il en va de même pour le premier simple The Piper’s Call, qui suit une progression lente similaire. La pièce, qui traite d’un personnage envoûtant qui « échangera votre âme contre des faveurs » – commence avec les percussions et le clavier vibraphone de Caroline No, sur lesquels Gilmour fait voguer une jolie mélodie croonante. À mesure que les couches sonores évoluent, le jeu de guitare se développe, culminant avec l’un des meilleurs solos de guitare de l’album.
À noter que The Piper’s Call n’a rien à voir avec The Piper at The Gates of Dawn, le premier album de Pink Floyd (1967) selon Gilmour. « C’est un autre joueur de pipeau, une chanson sur la philosophie carpe diem ».
C’est ensuite sur une pièce comme A Single Spark que l’on peut entendre Gilmour et Samson s’interroger sur le sens de la vie. On peut ressentir la profondeur de leur questionnement commun en écoutant Gilmour soupirer : « Say isn’t it true that it’s all through in a single spark, between two eternities » (Dites, n’est-il pas vrai que tout est dans une seule étincelle, entre deux éternités). Ces paroles évocatrices sauvent le début de la chanson, musicalement peu inspirante. Plus tard, Gilmour fait ce qu’il sait faire de mieux, en offrant un solo de guitare prolongé et émouvant.
Après le court interlude offert par Vita Brevis, viens ensuite Between Two Points, qui n’a pas été écrite par Gilmour et Samson mais par le duo britannique The Montgolfier Brothers, une reprise de 1999 (découverte par Gilmour sur une liste de lecture). Chantée par Romany Gilmour, âgée de 22 ans, d’une voix claire mais émouvante, c’est une mélodie simple mais belle avec des paroles sombres sur quelqu’un qui « a cessé d’espérer à un âge précoce ». « Ils ont raison », chante Gilmour, presque dans le vide, “vous avez tort”.
En entrevue, Gilmour a indiqué que Samson et lui ont donné à Romany les paroles sur une feuille avant de la planter devant un micro. « C’est une vraie pro avec un micro, elle fait cela depuis qu’elle a trois ans. En gros, ce que vous entendez de sa voix sur le morceau correspond à sa première prise ».
La chanson originale était un écho du réalisme de Pink Floyd, un portrait impressionniste d’une communication ratée et d’un sentiment de résignation qui en découle. Réfractée à travers les lentilles des Gilmour, la pièce semble plus austère et inquiétante, alors que Romany joue du clavier sur une harpe et chante : « Just let them walk all over you … They’re right, you’re wrong » (Laissez-les vous marcher dessus … Ils ont raison, vous avez tort). David répond alors à son désespoir par un solo de guitare époustouflant, comme on pouvait s’y attendre, qui pleure tout autant que le sentiment de la chanson et offre également quelques notes d’espoir. Cette pièce est définitivement un grand fait saillant de l’album.
Après la voix délicate et émotionnelle de Romany sur le titre précédent, Gilmour passe à la vitesse supérieure avec une chanson rock percutante, Dark and Velvet Nights qui rappelle High Hopes (Pink Floyd – The Division Bell – 1994). Les paroles de Samson, prononcées par Gilmour, sont inspirées d’un poème qu’elle a écrit pour Gilmour lors de leur anniversaire de mariage. On note que la voix de Gilmour devient un peu plus graveleuse et s’étire sur certaines notes hautes perchées. Heureusement, celui-ci résiste à utiliser l’infâme autotune qui corrige automatiquement certains défis vocaux.
Bien qu’on ne peut proprement parler d’un album concept, Samson et Gilmour ont imprégné un parfum de mortalité au cœur de l’album. Cette essence est particulièrement puissante dans Sings, qui commence par « Darling turn back the clock / Give me time, make it stop / Let’s the world » : Darling turn back the clock / Give me time, make it stop / Let’s hold back the news / Stay inside this cocoon ». (Chérie, reviens en arrière, donne-moi du temps, fais que ça s’arrête. Retenons les nouvelles, Restons à l’intérieur de ce cocon).
David Gilmour et Polly Samson
Gilmour explique en entrevue que même si la chanson sonne comme une conversation entre Samson et lui, les paroles viennent d’elle qui se parle à elle-même. On y entend la voix de son fils, âgé maintenant de 29 ans, qui dit « Sing, daddy, sing » quand il était enfant, enregistrée en 1997.
L’album se termine avec le lent Scattered, avec son rythme cardiaque à la Dark Side Of The Moon (Pink Floyd – 1973). On y entend le couple Samson-Gilmour qui marche bras dessus bras dessous sur un « vieux chemin poussiéreux » alors que « le coucher de soleil coupe la colline en deux », tous deux se baignant dans la lumière mourante, au lieu de s’en indigner. L’ensemble se transforme ensuite en une coda à la Floyd, avec un solo de guitare enflammé, qui s’apaise pour permettre au chanteur de noter que « le temps est une marée qui désobéit, et il me désobéit ». À noter que les paroles de cette chanson ont été co-écrites avec Charlie Gilmour, fils de Polly et David.
D’une durée de sept minutes et demie, cette épopée vaut le voyage. Des cordes orchestrales et des mélodies de piano encadrent une poésie inspirée avant que s’élève un autre solo classique de guitare du virtuose, un de ses plus émouvants depuis Comfortably Numb (Pink Floyd The Wall – 1979).
Notons que l’édition de luxe de l’album offre, en plus du Barn Jam qui a inspiré la pièce titre, la chanson Yes, I Have Ghosts, sortie en simple en 2020 pour accompagner le roman de Polly Samson, A Theatre for Dreamers, écrite en pleine pandémie et qui adopte le style du regretté Leonard Cohen. À l’époque, j’avais commandé une copie du livre ce qui me permettait d’obtenir le CD simple signé par David Gilmour et Polly Samson.
Cette chanson apporte une dernière dimension offrant un bel équilibre à l’album. Dans une autre union réconfortante de la famille Gilmour, Samson apporte l’une de ses plus belles démonstrations lyriques à l’album, Gilmour et Romany livrant une tendre harmonie à travers une composition instrumentale folklorique et classique. À noter que c’est après avoir entendu cette pièce que Gilmour s’est mis à considérer donner une place plus prépondérante à sa fille sur son dernier album.
Le maître est de retour!
Incontestablement, nos craintes étaient non fondées. À son âge vénérable, David Gilmour offre à ses fans un très bon album qui est toutefois imparfait. On y retrouve quelques oeuvres exceptionnelles telles que la chanson titre, The Piper’s Call, Scattered et l’émouvante reprise Between Two Points en compagnie de sa fille Romany. Malgré les textes solides de Polly Samson, les autres chansons, même si elles ne sont pas mauvaises sont un peu inégales et musicalement moins inspirées.
Heureusement, les pièces prennent vraiment leur envol lorsque David Gilmour finit de chanter et se lance dans des codas ambitieux qui nous rappellent à quel point il est un guitariste extraordinairement doué, avec un toucher impeccable et un ton qui peut passer sublimement d’une tendre mélodicité à un rock enflammé. Les textures des guitares rythmiques et des claviers sont magnifiques, le groupe occupant un espace sonore résonnant où chaque instrument a la place de respirer. C’est une joie d’entendre l’un des meilleurs guitariste du rock de retour dans la lumière.
Et la popularité de l’album est incontestable, une semaine seulement après sa sortie, Luck and Strange a atteint la première position au palmarès britannique. Il s’agit d’une troisième récidive comme artiste solo. À noter que cinq des albums de Pink Floyd ont atteint le même statut au fil des ans.
Gilmour a déclaré récemment en entrevue : « Notre plan est de sortir cet album, de le faire tourner et d’en faire un autre tout de suite après. Je vais retravailler avec tous ces gens ». En tant que fan, vous espérez toujours que vos artistes préférés vous en donneront d’autres, mais, comme l’explore le thème de cet album, le temps ne fonctionne pas toujours de cette façon. Malgré qu’il ne nous ait offert que 5 albums, si jamais cela devrait être son dernier, il laissera un souvenir ineffaçable à tous ceux qui ont admiré son talent pendant plus de 50 ans.
Fabriqué au Québec!
Basé à Montréal, capitale mondiale du rock francophone!
BANNIÈRE: RENÉ MARANDA
WEBMESTRE: MARCO GIGUÈRE
RÉDAC’CHEF: MURIEL MASSÉ
ÉDITEUR: GÉO GIGUÈRE
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